Tumeur de la membrane nictitante chez un lapin
Dr Thomas DULAURENT, Dr Pierre-François ISARD (CHV Saint-Martin)
Un lapin femelle de 8 ans a été présenté en consultation pour l’évaluation d’une modification d’aspect de la membrane nictitante gauche, survenue quelques semaines plus tôt et évoluant peu à peu. La lapine était correctement vaccinée et vivait dans le foyer sans autre animal de compagnie. Elle avait accès à l’extérieur aux beaux jours, dans un environnement clos et sûr.
Examen oculaire
A l’examen, la lapine présentait un comportement exploratoire normal dans l’environnement inconnu de la salle de consultation. Les réponses à la menace et à l’éblouissement étaient variables et difficilement interprétables à gauche comme à droite. Les réflexes photomoteurs directs étaient normaux.
L’examen de l’œil droit n’a révélé aucune anomalie. L’examen de l’œil gauche a confirmé la présence d’une inflammation de la membrane nictitante gauche. Cette dernière était légèrement saillante. La conjonctive de la face palpébrale de la membrane nictitante était modérément enflammée. Une lésion pigmentée était présente sur le bord libre et déformait discrètement ce dernier (Photographie 1). Le reste de l’examen oculaire n’a pas révélé d’anomalie. La lapine ne présentait pas de douleur oculaire évidente.
La pression intraoculaire a été mesurée dans les normes pour chaque œil, par tonométrie à rebond.
Photographie 1: Aspect de l’œil gauche du lapin. Noter la lésion pigmentée associée à une déformation légère du bord libre palpébral et provoquant une conjonctivite d’intensité modérée. Le reste de l’œil est par ailleurs normal.
Hypothèses diagnostiques
A ce stade de l’examen, les hypothèses envisagées étaient une tumeur de la membrane nictitante ou une fibrose de la membrane nictitante associée à une cicatrisation exubérante de la conjonctive suite à un trauma. Une cytologie de la conjonctive a été réalisé par prélèvement à l’aide d’une cytobrosse après anesthésie locale obtenue par instillation de chlorhydrate d’oxybuprocaïne (1 goutte toutes les 30 secondes pendant 3 minutes). La population cellulaire était dominée par des cellules épithéliales et quelques lymphocytes. La cytologie n’était donc pas concluante.
Les propriétaires ont d’abord opté pour une épreuve thérapeutique consistant en l’administration locale d’une pommade antibiotique et antiinflammatoire (Framycétine/Phosphate de dexamethasone, Fradexam N.D. pommade, TVM, Lempdes, France), à raison de 3 administrations par jour pendant 15 jours.
Suivi
Le suivi à 15 jours a montré une dégradation rapide des lésions avec une extension de la pigmentation, associée à une déformation sévère de la membrane nictitante. La conjonctive était le siège d’une nécrose matérialisée par la présence d’un tissu caséeux assez abondant. L’ensemble de la membrane nictitante semblait impliqué (Photographie 2). L’hypothèse de tumeur de la membrane nictitante devenant dominante, une exérèse biopsie a été décidée. Avant l’intervention, un bilan d’extension a été réalisé par tomodensitométrie du corps entier. Aucune anomalie organique n’a été mise en évidence.
Photographie 2 : Aspect de l’œil gauche du lapin après 15 jours de traitement symptomatique. La structure générale de la membrane nictitante est modifiée. La lésion pigmentée s’est étendue. L’inflammation est plus vive et présente une importante composante nécrotique matérialisée par le tissu caséeux abondant.
Chirurgie
La chirurgie a consisté en l’ablation de la membrane nictitante dans son entier, à l’aide d’un Laser CO2 réglé en mode continu à 6 watts (Photographie 3). L’examen plus précis de la membrane nictitante au cours de l’intervention a révélé une implication de la conjonctive palpébrale ventrale avec un envahissement diffus par le tissu pigmenté, de sorte qu’il n’a pas été possible de garantir l’exérèse complète du tissu pigmenté, malgré l’ablation de plusieurs fragments de conjonctive palpébrale inférieure. Le laser CO2 permettant une coagulation immédiate des tissus, il n’a pas été nécessaire de suturer la conjonctive après ablation de la membrane nictitante. Le traitement post opératoire prescrit a consisté en l’administration locale d’une pommade lubrifiante et antibiotique (Chloramphenicol, Ophtalon N.D. pommade, TVM, Lempdes, France).
Photographie 3 : vue periopératoire de l’ablation de la membrane nictitante par incision au laser CO2 à sa base.
Diagnostic histopathologique
L’analyse a porté sur 8 fragments tissulaires de taille variable (0,2 à 0,7 mm en plus de la membrane nictitante), collectés au cours de la chirurgie. Les fragments ont été fixés dans du formol, recoupé et traités par technique histologique conventionnelle (colorations à l’HE et au PAS).
L’analyse microscopique a concerné des tissus issus de la membrane nictitante, identifiée par son revêtement épithélial de surface riche en cellules à mucus PAS positives et par sa lame cartilagineuse. Ils étaient fortement remaniés par l’existence d’un processus tumoral sévèrement infiltrant et massivement nécrotique dans les zones les plus épaisses de la masse (Photographie 4).
Photographie 4 : Tumeur infiltrante autour du cartilage de la membrane nictitante. Coloration Hemalun Eosine x40.
Il procèdait de la prolifération de cellules polygonales à ovoïdes, très pléomorphes, à noyau central arrondi et nucléolé et cytoplasme acidophile, parfois clair ou comportant rarement de fines granulations pigmentaires évoquant de la mélanine (Photographie 5).
Photographie 5 : Tumeur sous conjonctivale avec atypies cellulaires sévères. Coloration Hemalun Eosine x400.
Les cellules ne semblaient pas jointives mais étaient présentes avec une très forte densité cellulaire et soutenues par un stroma conjonctif grêle. Les atypies cytonucléaires étaient majeures (anisocytose, anisocaryose, mitoses anormales, mitonécrose, cellules monstrueuses multinucléées ou avec gigantisme nucléaire (Photographie 6)).
Photographie 6 : Atypies et monstruosités cellulaires et granulations pigmentaires évoquant la mélanine.
On notait également la présence d’emboles vasculaires tumoraux en périphérie de la tumeur (Photographie 7).
Photographie 7 : Embole lymphatique tumoral. Coloration Hemalun Eosine x100.
L’analyse histopathologique a confirmé le diagnostic clinique de tumeur maligne infiltrante de la membrane nictitante, compatible en première intention avec un mélanome.
Suivi
Le suivi réalisé une semaine après la chirurgie a montré une évolution favorable avec un bon contrôle de l’inflammation conjonctivale et l’absence de réaction secondaire à l’ablation de la membrane nictitante. Le confort de la lapine était alors satisfaisant.
Un mois après la chirurgie, la lapine a été présentée à nouveau en consultation pour douleur oculaire, manifestée par des paupières maintenues closes. Les deux paupières étaient infiltrées par le phénomène tumoral. Elles étaient indurées sur toute leur longueur. L’induration impliquait aussi les régions jugale et frontale. L’état général de la lapine a été jugé satisfaisant (habitus et appétit normaux). Un traitement palliatif consistant en l’administration locale de Fradexam N.D. a été mis en place. Quelques semaines après, la lapine a été euthanasiée suite à une dégradation de l’état général.
Photographie 8 : Aspect de l’œil gauche du lapin 30 jours après l’intervention montrant la dégradation du phénomène tumoral
Discussion
Il existe très peu de données bibliographiques sur les mélanomes conjonctivaux chez le lapin. La littérature fait principalement référence au lapin comme modèle animal expérimental dans la recherche contre le mélanome oculaire chez l’être humain mais peu de cas de mélanomes ont été décrits chez le lapin de compagnie (STANLEY R.G., et coll., 2003). Quelques cas de mélanome de la membrane nictitante ont été décrits chez le chat (ROELS S., et coll., 1998, SCHOBERT C.S., et coll., 2010), et chez le chien (COLLINS B.K., et coll., 1993). Le comportement de ce type de tumeur est souvent agressif localement avec un envahissement progressif des tissus environnants (paupières, orbite) et une aptitude non négligeable à métastaser (notamment au niveau du cerveau et des poumons). La récidive locale malgré la chirurgie est fréquente dans toutes les espèces.
Le comportement du mélanome décrit ici est comparable à celui décrit dans la littérature dans les autres espèces, avec une croissance rapide, un envahissement tissulaire important et une récidive malgré une chirurgie agressive. Le cas décrit ici montre une évolution rapide avec un envahissement tissulaire d’abord localisé et peu étendu, puis une extension rapide associée à de la nécrose tissulaire. Il aurait été probablement judicieux d’intervenir plus tôt afin de maximiser les chances de supprimer totalement le phénomène tumoral à la faveur de la chirurgie.
L’analyse histopathologique de la tumeur et les photographies d’histopathologie ont été réalisées par le Pr Isabelle RAYMON-LETRON (ENVT).
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COLLINS B.K., COLLIER L.L., MILLER M.A., LINTON L.L.. Biologic behavior and histologic characteristics of canine conjunctival melanoma. Progress in Veterinary and Comparative Ophthalmology 1993 ; 3: 135–140.
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ROELS S., DUCATELLE R.. Malignant melanoma of the nictitating membrane in a cat (Felis vulgaris). J Comp Pathol 1998; 119:189-193.
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SCHOBERT C.S., LABELLE P., DUBIELZIG R.R.. Feline conjunctival melanoma: histopathological characteristics and clinical outcomes. Vet Ophthalmol 2010; 13: 43-46.
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STANLEY R.G., BROWN N., HARDMAN C.. Nodular lesion on the eyelid of a dwarf rabbit. Malignant melanoma. Lab Anim (NY) 2003; 32: 23-25.